Le 115, comment ça marche ?

A titre indicatif, voici le décompte des appels reçus au 115 le 27 novembre dernier, un jour « comme les autres » :
• 124 appels
• 88 appels pour demande d’hébergement
• 3 demandes satisfaites
• 85 refus (manque de places)
• 30 enfants à la rue cette nuit-là (dont 7 de moins de 3 ans)
Ainsi étalés sèchement, les chiffres ont quelque chose de glaçant, ils vous prennent aux tripes, vous laissent groggy et vous interrogent sur la société dans laquelle nous vivons. J’ai passé une soirée au côté des personnes qui ont la charge de répondre aux appels pour en comprendre le fonctionnement.

Le 115 est géré par l’Entr’Aide Ouvrière sous l’autorité de Thierry Gheeraert, directeur du Pôle social et médical, et de Floriane Sarrade-Loucheur, chef de service. Cinq travailleurs sociaux se relaient, par équipes de deux, sept jours sur sept de 15 heures à 22 heures, pour répondre aux appels téléphoniques d’hommes ou de femmes en recherche d’un hébergement d’urgence pour la nuit, ou en difficulté (maladie, froid, faim…). Leur premier travail est de faire le point sur le nombre de places disponibles dans toutes les structures de l’agglomération qui disposent de places d’urgence : la Nuitée, le foyer Albert Thomas, le foyer Paul Bert, les CHRS CHERPA et Camus, certains hôtels… Les données qui doivent être communiquées par ces structures sont souvent absentes et il faut les obtenir par téléphone. Hélas, le nombre de places libres est toujours dérisoire. Il ne faut pas croire que les chiffres cités en préambule sont choisis, ils sont le reflet des situations quotidiennes du 115.
Les appels, au nombre d’environ 3 000 par mois, émanent soit directement des personnes à la rue, soit de travailleurs sociaux – entre autres ceux du PAS (point accueil solidarité) qui assure la maraude – soit de l’hôpital, soit de particuliers qui ont repéré une personne en difficulté.
La personne qui reçoit l’appel ne se contente pas d’aiguiller le demandeur, quand cela est possible, vers telle ou telle structure disposant de places pour la nuit, le 115 a aussi une mission d’observatoire. Il est demandé, sans obligation de réponse, un minimum de renseignements : nom, âge, situation, nationalité… afin de nourrir les statistiques souhaitées par les financeurs et les structures d’accueil. Ces statistiques traitées par un logiciel sont hélas difficilement exploitables, tant au plan régional que national, car tous les 115 ne retiennent pas les mêmes critères.
La plupart des demandeurs qui ont sollicité le 115 durant mon passage étaient connus des responsables, ils appellent souvent, parfois plusieurs fois dans la même soirée, au cas où une place se serait libérée. Il leur est conseillé de rappeler après 20 h 30, heure limite d’entrée dans les structures d’accueil. Un point est alors fait par téléphone avec les responsables, et si une place est inoccupée elle est immédiatement attribuée. Ce soir-là, seul un homme en provenance de Laval était inconnu du service, il n’a pas eu de place.

Questions-réponses
Voici les réponses des travailleurs sociaux à quelques questions :
• Toutes les personnes à la rue appellent-elles le 115 ? Non, les refus successifs lassent et certains préfèrent dormir dans leur coin habituel; la maraude connaît ces personnes et les lieux où elles dorment, elle les rencontre dans la nuit et leur apporte nourriture, couvertures, boissons chaudes et un peu de réconfort.
• Quand une place est attribuée, est-ce pour une nuit ou pour une longue durée ? Nous préférons attribuer les rares places pour quelques nuits (2 ou 3) renouvelables, cela permet de toucher un plus grand nombre de demandeurs.
• Existe-t-il des critères administratifs dans vos choix ? Non, tous les appels quels qu’ils soient sont recevables, toutefois il y a des priorités : femmes maltraitées, enfants. Nous donnons aussi priorité à celui qui a dormi longtemps dehors.
• Les couples sont-ils hébergés ensemble ? Nous sommes souvent obligés de les séparer, certains foyers ne recevant que des hommes, d’autres que des femmes avec ou sans enfant.
• Après 22 heures il n’y a plus d’appel possible ? A cette heure nous basculons le téléphone vers le CHRS de « La Chambrerie » où le veilleur de nuit prend le relais.
• Quelles sont les personnes qui demandent un hébergement ? 60% des demandes émanent de personnes sans papiers ou déboutées du droit d’asile mais également des demandeurs d’asile en attente.
• Toutes les personnes qui n’ont pas obtenu d’hébergement dorment-elles vraiment dans la rue ? La plupart oui, mais certaines structures comme « Chrétiens migrants » ouvrent leurs locaux et mettent quelques personnes à l’abri.
• Votre travail doit être assez déprimant ? Oui, mais il y a des satisfactions importantes, ainsi nous avons trouvé récemment un hébergement durable à Amboise pour une famille qui errait depuis longtemps dans les rues de Tours, alors là c’est du bonheur.
• Est-ce que les appels sont cordiaux ? En général oui, mais notre collègue féminine se fait parfois insulter par certains hommes.
• Attribuer trois ou quatre places par soirée doit être très frustrant ? Oui, mais avec le plan hivernal, à ne pas confondre avec le plan grand froid, nous disposons d’environ 60 places supplémentaires, enfin un rayon de soleil !
• Avez-vous des appels de mineurs isolés ? De plus en plus de mineurs étrangers nous sollicitent. Nous les dirigeons vers le commissariat qui les oriente vers les structures de l’Aide sociale à l’Enfance.

J’ai demandé ce soir-là que le haut-parleur des téléphones soit branché afin que je puisse suivre les conversations, entendre les voix et percevoir les réactions aux réponses négatives. Vous avez le « ok » philosophe de celui qui téléphonait sans illusion pour un groupe d’Africains, vous avez la détresse de cette femme qui avoue dormir sous un escalier, vous avez la désespérance de cette famille d’origine russe avec quatre enfants de 13, 11 , 6 et 3 ans qui a appelé en vain plusieurs fois dans la soirée…
Vers 19 heures, plus de 65 appels avaient été reçus, une place avait été attribuée, et encore il s’agissait d’une reconduction ! Triste soirée, mais chapeau bas pour l’équipe du 115 qui, malgré ce travail ingrat, arrive à garder et à entretenir l’espoir.

Pierre Trinson