« Merde, v’la l’hiver et ses duretés… »

En décembre, six SDF sont morts de froid dans la rue, et un maire a condamné les bancs sur lesquels certains venaient se reposer pour survivre. On s’apitoie, on proteste, on se lamente ! Je vous livre quelques strophes de Jehan Rictus, véritable poète des gueux, écrites en 1894 et1895.

Merde ! V’là l’hiver et ses dur’tés
V’là le moment de n’pus s’mettre à poils :
V’là qu’ceuss’ qui tiennent la queue d’la poêle
Dans le Midi vont s’carapater !

V’là l’temps ousque jusqu’en Hanovre
Et d’Gibraltar au cap Gris-Nez,
Les Bourgeois, le soir, vont plaind’ les pauvres
Au coin du feu … après dîner !

Et v’là l’temps ousque dans la Presse,
Entre un ou deux lancements d’putains,
On va r’découvrir la détresse,
La purée et les purotains !

Un croqui de Steinlen, contemporain de Jehan Rictus

(Extrait de « L’hiver » dans Les Soliloques du Pauvre.)

En relisant ces vers, on peut se demander si les temps ont bien changé, on compatit, on crie au malheur, on se désole mais on meurt toujours sur nos trottoirs.
Le 1er janvier à Tours, en haut de la rue Nationale, dans un passage entre deux commerces, j’ai rencontré un couple de jeunes couchés sur le pavé. Bien qu’étroitement enlacés, ils avaient froid ; la jeune fille toute souriante, malgré « l’hiver et ses duretés » m’a dit en parlant de son compagnon que c’était une bonne bouillotte. Bien entendu ils avaient appelé le 115, en vain, pas de place. Ils iraient dans la soirée voir la maraude, assurée par la Croix-Rouge ce soir-là, pour obtenir une couverture supplémentaire et sans doute boire une boisson chaude avec les trois sous ramassés dans leur chapeau ; où ont-ils couché ce soir- là ?
L’image de ce beau couple me hante, et les vers de Jehan Rictus résonnent tristement dans ma tête.
Pourtant, moi qui fus élevé il y a plusieurs décennies dans un village tourangeau où vivait un clochard (le père Blaise), un ex bagnard (Petit Louis) et quelques autres marginaux, je n’ai pas souvenir de gens contraints de coucher dehors en plein hiver. Il y avait toujours une place dans une maison, voire dans une grange à l’abri du froid. Pour la nourriture on rajoutait une assiette et on partageait une soupe, un peu de pain et de fromage.
Nous savons tous qu’un bon nombre d’entre nous ne fait pas que « plaindre les pauvres, le soir au coin du feu », mais on vit vraiment une drôle d’époque.
Pierre Trinson